L'ombre de Venise

Nouvelle d'Albert(o)

Suite 3

          Mon ombre est bien là à m'attendre  au pied du campanile.  Autour d'elle, un espace anormalement important s'est créé alors que le reste de la foule s'agglutine, compacte et bruyante, dans l'attente de l'ascenseur qui la portera, sinon aux nues, tout au moins au point culminant de la ville.

Alors que j'hésite à m'approcher, le bonhomme me fait de grands signes et du coup, tout le monde se retourne vers moi... je n'ai plus le choix.
-  T'as quand même vérifié les heures ? - me demande-t-il en regardant le guide

que je tiens à la main - tu ne veux pas à avoir les tympans perforés par ces satanées cloches ?
-  Pas de problème ! - fis-je,- nous en avons pour une petite heure.

       L'attente est longue, l'ascenseur trop lent, trop rempli, mais le spectacle de Venise vaut ces quelques désagréments.  Que pourrait-il me montrer que je n'aie déjà vu jusqu'à l'ennui ?

La piazza et ses terrasses à gogos ?  Cette ascension, je l'ai déjà effectuée maintes fois; les toits rouges, les campaniles, les coupoles et par-delà, la lagune et les îles n'ont plus de secret pour moi. J'ai massacré des kilomètres de pellicules à vouloir immortaliser cet endroit.

-  Alors ?  Et ici, tu comprends mieux maintenant ? - me dit-il.
-  Que dal !  Je ne pige rien !  Mais alors, rien de rien !  Pourquoi donc cette vue me donnerait-elle la solution à ma question : pourquoi un S.D.F. voudrait-il rester ici ?  Pourquoi vous, avec votre bagage intellectuel, êtes-vous ici en paria ?

J'ai rempli disques durs et autres supports, de représentations numériques plus ou moins réussies, peu ou prou originales.  Jamais cette beauté n'a engendré en moi cette envie de marginalité qui semble parfaitement convenir à l'individu qui m'accompagne.

 L'homme eut une brève période d'abattement puis, se reprenant, me dit :
- Tu regardes avec tes yeux, pas avec ton coeur !  C'est ça ton problème !  Je vais te donner une indication.

Il me désigna le Canalazzo puis me dit, comme en aparté afin de s'assurer que d'autres ne puissent saisir ses propos : 

 -  Car vois-tu, Monsieur Je-Sais-Tout... ma Venise à moi est une femme ! Elle baigne ses palazzi dans le liquide amniotique de ses canaux

pour chaque jour, les faire naître à mes regards.
Mais surtout, Venise est femelle; avec San Marco, la Salute, San Giorgio et les autres, toutes les autres, dressant leurs seins vers le ciel comme autant de poitrines offertes à un Dieu gourmand.

Et cette féminité omniprésente, engloutit petit à petit mon corps qui ne cherche plus à lui échapper.  Venise est une maîtresse exigeante, absolue.
Demain soir, Monsieur Je-Ne-Sais-Rien, sept heures, sur le pont de l'Accademia tu auras une autre explication.

Laisse-moi maintenant, j'ai à faire !

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