L'ombre de Venise

Nouvelle d'Albert(o)

suite 4

      Il n'est que six heures et, accoudé au pont de bois, je contemple le ballet réalisé par cette noria de bateaux de toutes tailles qui se frôlent sans jamais se percuter.

Parfois, profitant d'un moment d'accalmie,  le Canalazzo se surprend à rêver à ces lacs d'altitude, où l'air est toujours pur et les bateaux absents.  Mais très vite ses eaux se rident comme si elles s'attristaient à l'idée de ne plus pouvoir contempler les palais, le Rialto, la vie... sa vie.

Les touristes passent, me frôlent sans me voir, rient en se photographiant mutuellement.  Ils sont bien, là, entre eux... le reste n'existe pas, le reste n'est qu'un décor dans lequel ils évoluent.
Demain, dans un mois, dans un an, ce seront d'autres lieux mais les mêmes automatismes, les mêmes rires, les mêmes appareils photos qui surgiront des sacs "comme par hasard" et des albums qui se rempliront, pour qui, pour quoi ?

      En attendant, l'heure passe et mon bonhomme ne semble guère pressé de montrer le bout de son nez.     La nuit s'installe lentement, comme à regret.  Les projecteurs s'allument dans ce qui semble être de grands bâillements de fatigue.  Le spectacle doit continuer... quelques heures encore, le temps pour les paupières d'être plus lourdes et les portefeuilles plus légers.

Et ce clochard qui se fout bien de moi !  Dix-neuf heures trente et pas le moindre pardessus couleur nuit.

     Devant moi, comme une carte postale, l'église Santa Maria della Salute surgit de la nuit, éclairée par mille projecteurs.

Sous mes pieds, les vaporetti évoluent au ralenti, attentifs à ne pas bousculer mes rêves et ainsi les noyer dans les eaux sombres du Canalazzo.

-  Oïï !  - Attention !
Pour le folklore, un gondolier lance son cri au détour d’un rio.  Et le son de sa voix ricoche sur l’eau pour venir, dans un murmure, épouser les clapotis provoqués par le vaporetto de la linea uno manœuvrant là-bas, sur le Canal Grande.
Traditions et modernité enfin réconciliées.

Depuis le temps que l’on dit Venise moribonde, je trouve que son cadavre a de beaux restes.
Mais  je rêvasse et pendant ce temps, la nuit prend ses quartiers, la brume aussi qui, en cette saison, n'est pas avare de ses dentelles de fines gouttelettes

Trop tard pour essayer de retrouver le chemin qu'empruntait la petite vieille, l'autre matin lorsqu'elle m'avait conduit à cette ombre qui, ce soir, s'est évanouie dans l'obscurité.

- Laisse-moi !  J'ai à faire ! - me disait-il à la fin de chacune de nos rencontres.  Mais qu'avait-il donc de si important à faire au point de ne pas venir à notre rendez-vous ?

Que me cachait cet homme ?  Et surtout... surtout : pourquoi, avec ses connaissances, s'obstinait-il à vivre de cette manière.

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