L'ombre de Venise

Nouvelle d'Albert(o)

suite 2

         Le soir même, à l'heure dite, j'étais devant le Danieli doutant un peu que ce clochard osa se présenter.  C'est pourtant ce qu'il fit.

Sans complexe, sans honte apparente.
Autour de nous, les touristes allaient et venaient sans trop se préoccuper de cette présence insolite en ces lieux huppés.
-  Ne t'inquiètes pas pour eux ! - me dit l'homme - pourquoi me verraient-ils ?

Regarde !  

Leur monde, ils le tiennent à bout de bras, deux cents grammes de plastique qui leur donne une fenêtre sur la vie de deux pouces tout au plus !  Le tout pour impressionner un capteur de trois millimètres... laisse-les à leur vie pixelisée !  Ce n'est pas eux qu'il faut voir !  Ce n'est pas les bâtiments qu'il faut regarder... mais bien ça !

Il empoigna ma manche et me fit effectuer un demi-tour afin d'être dans l'axe du canale della Guidecca.        
-  Regarde, regarde bien !  Pour l’instant, le soleil met le feu aux quelques rares nuages de beau temps qui s’étirent paresseusement au-dessus de la cité comme s’ils rechignaient à se diriger vers Marghera et la pollution.

Mais bientôt, l’astre incendiera ciel, eaux et façades de ses couleurs chaudes qui annoncent l’automne.

Le jour s’alanguira dans ces tonalités étranges que prennent les choses qui ne veulent pas finir.

Et puis les bleus annonceront la nuit

juste avant que n'éclatent les ors de ces soleils inventés qui inversent les ombres et éblouissent les cieux.

Demain peut-être, la brume recréera des paysages dignes d’un Monet, ou alors San Giorgio Maggiore apparaîtra comme dans une aquarelle d’un Turner éternel.  Ici, l’Art est partout !  Il suffit de regarder, d’ouvrir les yeux, de laisser rêver le cœur.

Tu as tout compris maintenant ? - me demande l'homme.

Mais non ! Qu'aurais-je compris si ce n'est que les lumières sont belles, les bâtiments somptueux et que l'ensemble est là devant moi, beau à me couper le souffle.

Et lorsque certains jours, l’eau revendique ses droits ancestraux sur la cité, c’est qu’elle se veut miroir pour les édifices de la Piazza qui peuvent alors contempler pleinement leur magnificence.

Je savais cela, ce qui m'intéressait c'était le pourquoi de sa présence dans cette cité.
Son érudition artistique et technique ne faisait aucun doute. Pourquoi donc se retrouvait-il ici, réduit à cet état de clochard ?
- Décidément ! - grogna-t-il, - j'en ai pas encore fini avec toi !  Demain, tu me paies la montée du Campanile, juste après treize heures... rapport aux cloches !  Maintenant, laisse-moi !  J'ai à faire !

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