La malédiction du Carmagnole

Venise, Piazzetta, 05 mai 1432.

Un brouillard hirsute moletonne les degrés du patibolo que la nuit a dressé à la diable entre Marc et Théodore.
L'aube peine à pourprer la cité mais les curieux sont déjà nombreux.

Toute la nuit, la rumeur, comme le lait sur le feu, n'a cessé de baver,  bouillonner, déborder sur l'ensemble des sestiere: la Sérénissime va désavouer l'un de ses fils. Pas n'importe lequel à ce qu'il se parle bas !
Etrangement le bon peuple reste bien loin des festivités, ripailles et autres lazzis salaces, charretée routinière aux exécutions capitales: toujours plus dense, la foule demeure silencieuse.

Inquiétant également le silence de la maleficio.

Fébrile la soldatesque en rangs serrés qui assure le couloir du condamné entre le palazzo Ducale et les antiques colonnes.
Fièvreuse l'autorité qui ouvre le funèbre cortège.
Inquiet le moine qui s'ensuit le crucifix   haut tendu, précédant le condamné soutenu par deux soldats.
Nerveux le bourreau, son assistant et les quatre arbalétriers qui serrent la clique.

L'homme que l'on brusque aux bois de justice a les mains étroitement liées dans le haut du dos. Le visage est tordu par un bâillon beaucoup trop serré. Les membres inférieurs calcinés, il peine pour parcourir les derniers mètres.

 -Le Carmagnole ! crie un des spectateurs du premier rang. Et le nom du célèbre Condottiere de serpenter la masse des badauds.

- C'était donc bien vrai, souffle une femme hébétée.

Tout va alors très vite. Trop vite.
L'acte d'accusation est escamoté.
Le condamné est sèchement busqué sur le billot.
Au troisième coup de hache, la tête du Comte Francesco Bussone bascule et boule au pied de l'assistance écœurée. Ses yeux mi-clos sont boursouflés d'orgueil et de haine,  dernière réplique à la Sérénissime, ultime bagage pour l'éternité.

La foule muselée par le silence de la maleficio, le mutisme des autorités et la précipitation de l'exécution se liquéfie en un instant.

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